Pieds opérés, tête réparée – Les cinq cahiers d’Habiba par Patrimoine

Pieds opérés, tête réparée

Les cinq cahiers d’Habiba, Ed; Le Chant des Voyelles

Ce n’est pas “Cent ans de solitude” de Marquez, mais bien cinq mois de solitude au gré de l’humeur des mois et des saisons que raconte le premier roman de Zohra Sotty, ancienne journaliste à Radio France Internationale, avec pour personnage central Habiba, de souche algérienne, la cinquantaine, femme de ménage calfeutrée dans son appartement après une opération des pieds et dont la seule richesse sont ses cheveux roux. Cinq mois emmaillotés de la couverture de l’obscurité avant que ne se lève le soleil de printemps. Habiba tient salon avec ses deux gros orteils, Hallux et Valgus à qui elle raconte ses hisitoires de vie.

Cinq couleurs favorites épousent l’humeur d’Habiba. Il est loisible d’y lire la symbolique des couleurs. Le noir, le rouge, on aurait pensé à Stendhal, que nenni. La romancière ajoute le jaune, le vert et enfin le bleu. Couleur de ses différents carnets. Chacun de ces sentiments colorés auraient pu être un roman dis‐ tinct, mais elle nous les livre sous forme de cahier d‘écolier, de journal intime, déversoir de questionne‐ ments, de rancœur, de coup de gueule, de pesanteur de la solitude, du bien‐être que procure l’amour. Introspection, machine à remonter les souvenirs, mise en ordre d’une vie jusqu’ici non maitrisée, cocktail onctueux que sert Zohra Sotty au lecteur sur la pointe d’une plume qui glisse sur les mots et rend fluide le récit.

Le roman s’ouvre sur un mois de janvier. Peu importe l’année. Janvier, c’est l’hiver en Europe avec son froid cuisant, propice au huis clos et au broiement du noir. Puisqu’il est question de pieds dans ce roman, et qu’on aurait pris Habiba dans sa jeunesse pour une danseuse orientale, cette première partie est conçue comme autant de pas de danses adroits ou maladroits avec les rares personnages qui peuplent l’univers d’Habiba. D’abord, un pas de trois avec Les jumeaux Hallux et Valgus, Djibril l’ange débonnaire Sénégalais, homme de service de l’immeuble d’Habiba et Priska fille de l’assistance publique, branche à laquelle s’accroche la conteuse qui la prend pour fille, pour sœur, pour unique parent. Dans ce pas de trois, il arrive qu’on marche sur les pieds d’Habiba qui sort les griffes.

Février. Toujours l’hiver. La plume d’Habiba a le goût du fiel, plume cruelle, plume pyromane à l’endroit de la solitude dont sont victimes les femmes qui ont sacrifié leur vie pour le travail, leur patron, leurs fils, leur mari, leur amant ou leurs vieux parents et qui, en bout de course, se retrouvent usées et n’avoir pour seul compagnon de conversation que leur chat, leur poisson rouge, leur pot de fleurs. Elle fait rouler sur elle la boule de feu qui rougeoie en elle. Elle n’épargne pas ces « vieilles biques » qui trainent dans les rayons des supermarchés en quête d’un bout de conversation. Habiba ne veut pas les ressembler et pourtant elle est du même acabit. Parfois, elle laisse de côté son coup de sang pour confesser au lecteur ses doutes, ses craintes sur ce qu’elle écrit, sur la validité de son déversoir, l’amadouant ainsi de ne pas prendre les jambes à son coup en jetant un œil sur « ce roman‐sorcière ». Le cahier rouge en ce mois de février est un pas de deux entre Habiba et Priska et auquel sont conviés de temps à autre Djibril, Lau‐ rent, l’ignoble Mlle Groton, la chaleureuse Claire et le prévenant Docteur Saïd.

Voici qu’arrive Mars et son troisième carnet, une danse solo faite de soliloque et monologue intérieur, tiraillement entre le vouloir dire ses vérités à Djibril qui a lu son carnet resté sur la table et l’impossibilité de les coucher sur papier. Un conflit psychologique paralysant que dissipe le pas de deux entre elle et son ange secourable de Djibril Diop sans compter les doigts de fée de Mme Bourras, l’infirmière kinési. Avril et Mai en jaune et vert entrainent le lecteur vers les eaux calmes qui le font sortir des rapides avec pour port d’amarrage Saint‐Louis du Sénégal et sa douceur de vie.

Les cinq cahiers d’Habiba est un roman intimiste, bâti sous le mode du huis‐clos dans une gamme chromatique comme on le ferait en musique avec une succession de demi‐ tons. Un roman qui fait un clin d’œil à Emile Zola, à Gabriel Garcia Marquez. L’attrait du roman vient du fait que Zohra Sotty sous la plume de la narratrice prend le lecteur pour un proche ami d’Habiba venu lui rendre une visite impromptue et à qui cette dernière raconte ses histoires de vie dans un langage clair, émouvant et irritant à la fois avec des mots qui sonnent justes et des personnages aux caractères souvent fluctuants.

Article d’origine paru dans : PATRIMOINE – MENSUEL DU LIVRE, DES ARTS ET DE LA CULTURE – N° 11 – OCTOBRE 2019

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